Essai d’analyse.
Ce texte est un essai sur les relations entre les petits groupes d’affinités (les marges) et les partis de masse dans le mouvement ouvrier français. Il demandera sûrement à être nuancé mais n’en constitue pas moins un début de réflexion sur les groupes marginaux et les partis de masse.
Fernand Loriot a réussi un exploit politique qui ne sera plus renouvelé dans la gauche jusqu’à nos jours. Cet exploit est celui de passer d’un statut de minoritaire révolutionnaire à celui d’un militant majoritaire dans un parti de masse. Lorsqu’on parle de Loriot, il faut essentiellement parler de la tendance politique qu’il incarne, le Comité de la IIIè Internationale, car son succès dans la SFIO, le PS de l’époque, procède d’un vote interne mettant sa tendance de plus en plus en avant. Il est ainsi passé d’une activité marginale et sans poids sur le cours du PS à une activité incontournable en quelques années[1]. Cette capacité à passer d’un rôle marginal à un rôle central mérite d’être contextualisée car elle renvoie aux pratiques politiques du début du XXè siècle et à celles qui ont jalonnée ce siècle.
Les historiens reconnaissent dans la fin du XIXè siècle et le début du XXè, la naissance des partis politiques modernes, structurés, avec des congrès, une hiérarchie, une discipline, etc. Il faut attendre en France l’année 1905 pour voir enfin émerger un parti implanté nationalement avec la création de la SFIO. A ses côtés vivent d’autres formes organisées, politiques ou bien des journaux autour desquels se rassemblent des militants pour défendre certaines thèses minoritaires. A cette époque, les frontières de la marge et du centre politique ne sont pas nettement définies et des militants ont des engagements simultanés aussi bien dans des organisations de masse (CGT, SFIO) que dans des petits groupes qu’autour de revues, sans honte et sans clandestinité.
En 1916, on voit ainsi Merrheim, un des principaux dirigeants de la CGT, s’investir dans un groupe pacifiste, le Comité pour la Reprise des Relations Internationales (CRRI), à l’implantation étroite et très critiqué par la SFIO. L’activité pacifiste pendant la guerre 1914-18 conduit certains à des adhésions multiples dans plusieurs groupes pacifistes à la fois. Raymond Baudin, jeune militant du XIIIè arrondissement de Paris, rejoint les rangs du CRRI mais aussi du Comité pour la Défense du Socialisme Internationale (CDSI, longuettiste), deux groupes aux options disjointes. En outre, les frontières n’étaient pas non plus rigides entre organisations politiques rivales, le cumul d’adhésions pouvait là encore être admis. On verra ainsi Maurice Heine, dirigeant d’un groupe ultra minoritaire en 1920, la Fédération communiste des Soviets, être également membre de la SFIO. Il put intervenir tranquillement dans la préparation du congrès de Tours en proposant une motion alternative (appelée Heine-Leroy) qui reçut 44 mandats, sans que sa double affiliation lui soit reprochée. On voit donc la porosité des organisations qui caractérisent le mouvement ouvrier au début du XXè siècle dans un entrelacs globalement admis.
Cependant, la Première Guerre mondiale provoque au sein des organisations essentielles du mouvement ouvrier un raidissement des attitudes. Jusqu’alors, les débats théoriques servaient de terrain de cristallisation des positions. Désormais, ce sont les travaux pratiques qui servent de critères politiques, d’autant que des responsables ont décidé d’endosser le titre de ministre (Sembat, Guesde, Thomas). On est pour ou contre la guerre, c’est-à-dire, pour prendre ou non la responsabilité des millions de morts et de blessés. A cause d’un soutien sans faille pour leurs gouvernements respectifs, les socialistes de guerre de divers pays vont vouloir exclure leurs minorités pacifistes. En France, cela ne pourra pas se produire, au contraire de la Belgique ou de l’Allemagne. Les exclusions vont d’ailleurs jouer un rôle dans l’homogénéisation des organisations et renforcer leurs caractéristiques politiques et idéologiques et, par delà, accentuer les frontières organisationnelles ainsi que les positions en chien de faïence, les « eux » et les « nous ».
La révolution russe va approfondir les ruptures. Les oppositions ne se forment plus seulement sur l’opposition guerre/paix mais sur l’opposition soutien/condamnation de la révolution russe. Lorsque les bolcheviques prennent le pouvoir en octobre 1917, les socialistes de guerre (Renaudel, Thomas) condamnent la révolution russe alors que les courants pacifistes (Longuet et Loriot) la soutiennent. Par la suite, le soutien à la révolution russe est identifié pour les uns au soutien aux bolcheviques et à la naissance de l’Internationale communiste (Loriot) alors que d’autres (Longuet, Faure) veulent soutenir la révolution russe sans soutenir les bolcheviques. Ces positions vont précipiter les prises de distances entre militants puis les organisations. Longuet ne voulait pas rompre totalement avec Renaudel, dans un accord interne à cette élite politique et maintiendra la SFIO en 1921. Loriot attendait son heure pour s’éloigner d’eux sur le plan organisationnel et fondera le parti communiste.
Le net effacement des liens entre marges et centres organisationnels, ne peut être isolé des tensions entre classes sociales qui se prolongent au sein de la classe ouvrière. A partir du moment où la couche dirigeante (l’élite politique) du mouvement ouvrier n’a plus le socialisme pour horizon, elle ne peut que freiner la dynamique historique de dépassement du capitalisme ainsi que l’organisation en marge de militants proposant une orientation vers le socialisme.
Si les marges ne s’effaceront pas tout au long du XXè siècle, elles n’en seront pas moins clandestines et pourchassées dans les milieux communistes et tolérées jusqu’à une certaine limite par la SFIO (exclusion des trotskistes en 1935, des dirigeants de la Seine en 1938). Fernand Loriot retourna dans la marge dès 1925, fruit de la crispation d’une nouvelle élite à base ouvrière qui ne pouvait accepter ses options politiques. Cette nouvelle élite qui s’insérait dans le concert international entrait ainsi en résonnance avec un nouvel équilibre en gestation du système politique national et international, entre bureaucratie russe et bourgeoisie.
Il ne faudrait pas voir dans ces descriptions deux étapes qui se succèderaient automatiquement. Une phase préhistorique du mouvement ouvrier, au développement désordonné et spontané, permettant l’émergence d’organisations aux frontières floues et une imbrication marge/centre et une seconde étape marquée par une nette dissociation isolant les marges des organisations centrales. Chaque étape est déterminée par des circonstances particulières et rien n’interdit le retour des interrelations marge/centralité.
François Ferrette
[1] Evoquant sa jeunesse, Marcel Prenant devait décrire la situation de la tendance Loriot. Il se souvenait de cette anecdote vécue au cours d’une manifestation à St Denis en 1919 : « En queue de la manifestation de plusieurs milliers de personnes organisée par le parti socialiste, une banderole portant cette dénomination inconnue : ‘Comité pour l’adhésion à la IIIè Internationale’ était entourée par un groupe de dix ou quinze personnes décidées mais visiblement tenues à l’écart comme si elles avaient été pestiférées. Moi-même, je n’étais pas sans méfiance. C’était cependant là, encore insignifiante et anonyme, une première ébauche du futur parti communiste français. ». Marcel Prenant, Toute une vie à gauche, Encre éditions, 1980.